Pourquoi la Chine investit massivement dans les usines marocaines

Tirant parti de sa position géographique stratégique, de ses accords de libre-échange avec l’Union européenne et d’un écosystème industriel en pleine expansion, le Maroc est devenu un partenaire incontournable de la Chine. Batteries électriques, véhicules, énergies vertes : Pékin multiplie les investissements dans le Royaume pour contourner les barrières douanières occidentales et sécuriser ses chaînes d’approvisionnement. Une stratégie pragmatique qui place le Maroc au cœur des nouvelles routes industrielles mondiales.
Les relations économiques entre le Maroc et la Chine n’ont cessé de se renforcer ces dernières années. D’après les données des douanes marocaines, Pékin s’est imposée dès 2007 comme le troisième fournisseur du Royaume. Une position qu’elle a consolidée au fil du temps, allant jusqu’à dépasser la France en 2020 et 2021, derrière l’Espagne.
En 2024, les échanges commerciaux bilatéraux ont franchi le seuil des 8 milliards de dollars, marquant un nouveau record. Mais la dynamique sino-marocaine va bien au-delà des simples flux d’importations et d’exportations.
L’Empire du Milieu multiplie les investissements directs dans l’économie marocaine, en particulier dans les secteurs stratégiques de l’automobile, des batteries électriques, des énergies renouvelables et de l’hydrogène vert. Le magazine The Economist a d’ailleurs classé le Maroc parmi les cinq premières destinations mondiales pour les investissements chinois dits « green field » — ces projets impliquant la création de nouvelles installations à partir de zéro.
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Parmi les initiatives les plus marquantes, le partenariat entre la société chinoise CNGR, le fonds d’investissement marocain Al Mada et le géant Gotion pourrait mobiliser près de 4 milliards de dollars pour développer l’industrie des batteries au Royaume.
Une escale stratégique et symbolique à Casablanca
La presse internationale commence à s’intéresser de près à cette dynamique. Le New York Times a récemment évoqué les raisons géopolitiques et économiques derrière cette offensive chinoise au Maroc. À son retour du sommet du G20 au Brésil en novembre dernier, Xi Jinping a effectué une escale très remarquée à Casablanca. Accueilli selon la tradition marocaine avec dattes et lait, le président chinois a rencontré le Prince héritier Moulay Hassan — un geste hautement symbolique.
Selon le quotidien américain, cette visite illustre l’importance croissante du Maroc pour les ambitions industrielles chinoises, en particulier dans un contexte où Pékin cherche à contourner les barrières douanières imposées par les marchés occidentaux.
Un tremplin vers l’Europe face aux tensions commerciales
Avec ses accords de libre-échange avec l’Union européenne, son réseau logistique moderne – dont le port de Tanger-Med – et son écosystème industriel en pleine croissance, le Maroc s’affirme comme une plateforme de choix pour les entreprises chinoises souhaitant produire à moindre coût et accéder au marché européen.
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D’après le New York Times, les investissements chinois dans le secteur marocain de l’énergie, des véhicules électriques et des batteries auraient déjà atteint les 10 milliards de dollars. Des dizaines d’entreprises chinoises, à l’image de Gotion High-tech, y ont établi des bases industrielles solides.
Face à la montée des droits de douane et aux tensions géopolitiques croissantes, des pays comme le Maroc, mais aussi le Mexique, la Turquie ou encore l’Indonésie, jouent un rôle crucial dans la reconfiguration des chaînes d’approvisionnement mondiales. Ces « pays-ponts » permettent aux multinationales d’éviter certaines taxes à l’importation tout en préservant leurs accès aux grands marchés.
L’administration Biden avait imposé des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois, tandis que l’Union européenne a appliqué des taxes allant jusqu’à 45 %. Dans ce contexte, le Maroc apparaît comme une solution idéale pour les groupes chinois désireux de s’implanter durablement sur le continent européen.
Selon l’économiste Alexandre Kateb, fondateur du Multipolarity Report, « Pékin veut tirer parti des avantages clés du Maroc ». Le Royaume a en effet investi depuis deux décennies dans un écosystème industriel performant, tout particulièrement dans le secteur automobile. Outre ses infrastructures modernes, il bénéficie de ressources naturelles précieuses, comme les phosphates nécessaires à la fabrication des batteries, et accélère sa transition énergétique.
Le Maroc, nouveau champion de l’automobile en Europe
En 2023, le Maroc a pris une place de choix sur l’échiquier automobile mondial. Le Royaume est devenu le premier exportateur de voitures vers l’Union européenne, devant des géants comme la Chine, le Japon et l’Inde. Une performance qui illustre la montée en puissance de son industrie automobile, soutenue par des politiques industrielles ambitieuses et une attractivité croissante pour les constructeurs étrangers.
Installé depuis plus de 20 ans au Maroc, le constructeur français Renault a été l’un des pionniers à parier sur les atouts du Royaume : coûts salariaux et énergétiques plus faibles qu’en Europe, proximité logistique avec l’UE et main-d’œuvre en formation continue. Depuis 2019, Stellantis, maison-mère de marques comme Chrysler et Jeep, a également investi dans des capacités de production locales.
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Dans un secteur mondial sous tension, où la réduction des coûts devient stratégique, le Maroc tire son épingle du jeu.
Main-d’œuvre bon marché : un levier de compétitivité décisif
En avril 2025, le cabinet de conseil Oliver Wyman a publié un rapport intitulé «Getting Under The Hood Of Automotive Labor Cost Per Vehicle», qui analyse les coûts de main-d’œuvre dans plus de 250 usines à travers le monde. Un indicateur-clé s’en dégage : le coût de la main-d’œuvre par véhicule, représentant jusqu’à 70 % du coût total de transformation d’un véhicule.
Le Maroc se distingue avec un coût moyen de seulement 106 dollars par voiture produite — le plus bas au monde. À titre de comparaison, ce coût est de 273 $ en Roumanie, 305 $ au Mexique, et culmine à 3 307 $ en Allemagne.
Cette performance s’explique par la compétitivité salariale, la montée en compétence de la main-d’œuvre locale, et un positionnement stratégique dans les chaînes d’approvisionnement européennes. Plus de la moitié de la production des constructeurs français s’effectue désormais hors de France, avec le Maroc en figure de proue.
Un rôle stratégique comparable à celui du Mexique pour les États-Unis
«Pour les constructeurs chinois, le Maroc pourrait désormais jouer le même rôle pour l’Europe que le Mexique pour les États-Unis», estime Ahmed Aboudouh, chercheur associé au programme MENA de Chatham House, cité par le New York Times. Une stratégie qui séduit, mais qui n’est pas sans risques dans un contexte mondial marqué par les tensions commerciales.
Alors que les tensions entre la Chine et les États-Unis se sont récemment intensifiées, notamment avec l’imposition par Washington de droits de douane atteignant 145 %, un accord temporaire a été trouvé le 10 mai à Genève. Les deux puissances ont convenu de réduire temporairement leurs droits de douane respectifs : de 145 % à 30 % pour les produits chinois importés aux États-Unis, et de 125 % à 10 % pour les produits américains entrant en Chine, pour une durée de 90 jours.
Une accalmie bienvenue pour des pays comme le Maroc, dont le rôle d’intermédiaire dans les échanges internationaux pourrait être remis en question par un regain de tensions.
Le Maroc, partenaire stratégique de la Chine… et allié des États-Unis
Malgré sa proximité grandissante avec Pékin, le Maroc reste prudent. « Le Royaume considère la Chine comme un partenaire stratégique majeur », souligne Aboudouh, tout en restant attentif aux risques de représailles de la part des États-Unis, notamment si Donald Trump revient au pouvoir et relance une guerre commerciale agressive.
Le plan chinois Belt and Road a fortement contribué au développement d’infrastructures majeures au Maroc : ligne de TGV, centrales solaires, ou encore un hub technologique de 10 milliards de dollars à Tanger. En 2025, une entreprise chinoise a même été sélectionnée pour fournir l’acier du gazoduc de 26 milliards de dollars entre le Nigeria et le Maroc.
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Depuis 20 ans, le Maroc bénéficie d’un accord de libre-échange avec les États-Unis. Pourtant, sous l’administration Trump, il s’est vu imposer un droit de douane uniforme de 10 %, comme la majorité des pays. Le Royaume a toutefois échappé aux sanctions plus sévères infligées à des nations comme le Mexique, le Vietnam ou la Thaïlande.
L’industrie chinoise s’installe durablement au Maroc
Alors que les relations économiques entre Rabat et Pékin prennent de l’ampleur, les investissements chinois au Maroc franchissent un nouveau cap. Le Royaume devient progressivement un centre de production stratégique pour des entreprises chinoises spécialisées dans les batteries, les composants automobiles, l’énergie et les matériaux critiques. Cette tendance confirme le positionnement du Maroc comme un hub industriel de premier plan sur le continent africain et dans l’espace euro-méditerranéen.
La production chinoise au Maroc s’intensifie à travers des projets industriels majeurs. À Jorf Lasfar, un fabricant de composants de batteries a lancé la production dans une coentreprise récemment mise en service. À Tanger Tech City, le fabricant de pneus Sentury s’apprête à démarrer, dès octobre 2025, une production annuelle de huit millions de pneus dans une usine flambant neuve. Le géant chinois Gotion finalise la construction d’une gigafactory de 1,3 milliard de dollars, la première en Afrique, dont la mise en service a été avancée à juin 2026. Cette usine débutera avec une capacité de 20 GWh, suffisante pour équiper 400 000 véhicules électriques, avant de monter progressivement en puissance jusqu’à 100 GWh, soit l’équivalent de deux millions de véhicules.
Au-delà de l’assemblage, le Maroc progresse dans la production de matériaux essentiels à la fabrication des batteries. À Jorf Lasfar, COBCO, coentreprise entre le fonds marocain Al Mada et le groupe chinois CNGR, a lancé en janvier dernier ses premières lignes de production de précurseurs de matériaux actifs pour cathodes (PCAM), reposant sur la technologie Nickel-Manganèse-Cobalt (NMC). L’objectif est d’atteindre une production annuelle de 120 000 tonnes. Les installations, dotées de technologies de pointe, visent les marchés européens et nord-américains. Le projet s’appuie sur une chaîne d’approvisionnement combinant partenaires marocains et internationaux, et bénéficie de la proximité stratégique avec le groupe OCP. Il participe également à l’intégration industrielle locale, en créant des milliers d’emplois et en transférant des compétences technologiques vers les talents marocains.
Le groupe minier Managem étoffe l’offre marocaine en métaux critiques. À Guemassa, au sud de Marrakech, la première usine de sulfate de cobalt du Royaume entrera en service début 2026. Construite par la société d’ingénierie China Electronics Corporation, cette unité vise une capacité annuelle de 5 800 tonnes, dont la majorité sera destinée à Renault. Managem approvisionne également BMW et le géant du négoce Glencore. Toujours dans le portefeuille de Managem, une usine de cuivre verra le jour en 2026 à Tiznit, dans la province de Taroudant. Le site exploitera un gisement de plus de 600000 tonnes. Mais c’est surtout le phosphate qui, selon les experts, prendra une importance stratégique accrue à mesure que les batteries lithium-fer-phosphate se généralisent dans l’industrie automobile mondiale, à l’image de la Chine. Le Maroc détient à lui seul plus de 70 % des réserves mondiales de cette ressource.
La dynamique industrielle ne se limite pas aux batteries. À Nador, l’entreprise chinoise Ailong Technology, spécialisée dans les équipements de production d’énergie éolienne, finalise l’installation de sa première usine hors de Chine. L’ouverture est prévue à la fin de ce mois de mai 2025. L’usine disposera d’une capacité annuelle de production de 750 ensembles de pales d’éoliennes de 87,5 mètres.
Contrairement à d’autres pays africains lourdement endettés auprès de Pékin, le Maroc entretient une relation équilibrée et pragmatique avec la Chine. « Le partenariat est avant tout stratégique et non idéologique», explique l’économiste Abdeslam Touhami. Le Royaume ne remet pas en cause ses alliances traditionnelles avec la France, l’Espagne ou les États-Unis, mais poursuit une politique de diversification active, y compris avec Moscou.
Dans un contexte mondial marqué par les tensions géopolitiques et le repli protectionniste, le Maroc s’inscrit parmi les pays dits « connecteurs», aux côtés du Vietnam, du Mexique ou de l’Indonésie. Ces nations, non alignées et bien intégrées dans les chaînes logistiques mondiales, jouent un rôle crucial de relais entre les grandes puissances économiques. Selon une étude du FMI publiée en avril 2024, ce sont ces pays qui ont permis aux flux commerciaux et d’investissement de résister à la fragmentation actuelle de la mondialisation. Pour le Maroc, cette position lui permet non seulement d’attirer des investissements majeurs, mais aussi de renforcer sa souveraineté industrielle à l’heure des transitions énergétique et numérique.